La maladie, ce cauchemar, 17.01.10 dans le monde

Un témoignage paru le  17 janvier 2010 dans le monde, il  s'intitule:

La maladie, ce cauchemar

"Je souffre d'une affection du motoneurone, en l'occurrence une variante de la sclérose latérale amyotrophique (SLA) : la maladie de Charcot. Les affections des neurones moteurs sont loin d'être rares : la maladie de Parkinson, la sclérose multiple et une série de maladies moins graves entrent dans cette catégorie. Ce qui distingue la SLA - la moins commune de cette famille d'affections neuromusculaires - est tout d'abord qu'elle n'entraîne aucune perte de sensation (ce qui n'est pas forcément une bénédiction) et, deuxièmement, qu'elle n'est pas douloureuse. Contrairement à presque toutes les autres maladies graves ou mortelles, on peut donc observer à loisir et avec un minimum d'inconfort la progression catastrophique de sa propre détérioration.


Concrètement, la SLA équivaut à un emprisonnement progressif sans possibilité de libération conditionnelle. On commence par perdre l'usage d'un ou deux doigts ; puis d'un membre ; puis, de façon presque inévitable, des quatre membres. Les muscles du torse sombrent peu à peu dans une quasi-torpeur, ce qui devient vite un problème pratique sur le plan digestif, mais qui constitue aussi un danger mortel puisque respirer devient d'abord difficile et bientôt impossible sans un appareil d'assistance respiratoire. Dans les formes les plus extrêmes de la maladie, il devient impossible de déglutir, de parler et même de contrôler les mouvements de la mâchoire et de la tête. Je ne souffre pas (encore) de cet aspect de la maladie, car sinon je n'aurais pu dicter ce texte.

Vu le stade de déclin où je suis, je suis donc, de fait, quadriplégique. Je peux, au prix d'un immense effort, remuer légèrement ma main droite et déplacer mon bras gauche d'une quinzaine de centimètres sur ma poitrine. Mes jambes, même si elles arrivent à se bloquer en position debout le temps qu'une infirmière me déplace d'une chaise à une autre, ne peuvent plus supporter mon poids et une seule d'entre elles garde encore un semblant d'autonomie de mouvement.

Aussi, une fois que mes jambes et mes bras se trouvent dans une certaine position, ils y restent jusqu'à ce que quelqu'un les déplace pour moi. Il en va de même de mon torse, de sorte que je suis en permanence gêné par la douleur au dos que provoquent l'inertie et la pression. Ne pouvant me servir de mes bras, je ne peux me gratter lorsque cela me démange, ajuster mes lunettes, ôter les particules de nourriture coincées entre mes dents, ni faire aucun de ces mouvements que chacun accomplit plusieurs dizaines de fois par jour.

Pendant la journée, je peux au moins demander que l'on me gratte ou ajuste mes lunettes, que l'on me donne à boire ou que l'on déplace mes bras et jambes sans motif particulier - car l'immobilité forcée durant de longues heures d'affilée n'est pas seulement inconfortable physiquement, mais psychologiquement proche de l'intolérable. En effet vous ne perdez aucunement le désir de vous étirer, de vous pencher, de vous tenir debout ou allongé, de courir ou même de faire de la gymnastique. Mais, lorsque l'envie vous en prend, il n'y a rien que vous puissiez faire sinon chercher quelque dérisoire substitut, ou trouver un moyen de chasser cette idée ainsi que la mémoire musculaire qui lui est associée.

Ensuite vient la nuit. Je retarde l'heure de me mettre au lit jusqu'au moment où cela empiéterait sur le temps de sommeil de mon infirmière. Une fois que j'ai été "préparé", on me pousse jusqu'à ma chambre dans le fauteuil roulant où je viens de passer les dix-huit dernières heures. On me transfère sur ma couchette. On m'assied selon un angle d'environ 110 degrés et on me cale en position avec des oreillers et des serviettes roulées, la jambe gauche tournée sur le côté comme celle d'une danseuse, afin de compenser sa propension à retomber vers l'intérieur. Ce positionnement exige une extrême concentration, car si je laisse placer un membre dans une mauvaise position, ou n'insiste pas pour que mon ventre soit exactement dans l'alignement de ma tête et de mes jambes, je souffrirai comme un damné durant la nuit.

Ensuite, on me couvre, les mains sorties sur la couverture afin de me procurer l'illusion de la mobilité, mais emmitouflées, car - comme le reste de mon corps - elles souffrent désormais d'une sensation permanente de froid. On me propose une dernière fois de me gratter à la douzaine d'endroits où j'éprouve des démangeaisons, de la naissance des cheveux à l'extrémité des orteils ; on m'insère dans le nez le tube d'assistance respiratoire, fixé solidement, et donc de manière inconfortable, pour qu'il ne glisse pas pendant la nuit ; on m'ôte mes lunettes... et je reste allongé, ligoté, myope et aussi immobile qu'une momie, seul dans ma prison corporelle, avec mes pensées comme seule compagnie pour le restant de la nuit.

Bien entendu, je peux demander de l'aide en cas de besoin. Du fait que je suis incapable de bouger le moindre muscle, à l'exception de ma tête et de mon cou, mon moyen de communication est un écoute-bébé installé à mon chevet. Aux premiers temps de ma maladie, la tentation d'appeler était presque irrépressible : j'avais l'impression que chacun de mes muscles avait besoin de bouger, chaque centimètre carré de peau me démangeait, ma vessie, qui trouvait de mystérieux moyens de se remplir pendant la nuit, demandait à se soulager et je ressentais un besoin désespéré d'être rassuré par la lumière, la compagnie et le simple réconfort d'un échange humain. Aujourd'hui, j'ai appris à me passer de tout cela et à trouver réconfort et soutien dans mes propres pensées.

Ce qui, je le dis sans forfanterie, n'est pas une mince affaire. Demandez-vous combien de fois vous bougez chaque nuit. Imaginez un instant que vous soyez obligé de rester allongé absolument immobile sur le dos pendant sept heures d'affilée et de trouver le moyen de rendre ce calvaire supportable non seulement pour une nuit, mais pour le restant de votre existence.

La solution que j'ai trouvée consiste à faire défiler mentalement ma vie, mes pensées, mes fantasmes, mes souvenirs, mes faux souvenirs et autres, jusqu'à ce que je tombe par hasard sur des événements, des gens ou des récits dont je peux me servir pour détourner mon esprit du corps dans lequel il est enfermé. Ces exercices mentaux doivent être assez intéressants pour captiver mon attention et me faire oublier une démangeaison insupportable à l'intérieur d'une oreille ou au bas des reins.







Mais ils doivent être également assez ennuyeux et prévisibles pour servir de prélude et d'incitation efficace au sommeil. Il m'a fallu un certain temps pour découvrir que cette méthode constituait une alternative possible à l'insomnie et à l'inconfort physique, et aussi qu'elle n'était pas infaillible. Mais de temps à autre, quand j'y pense, je suis stupéfait par la relative facilité avec laquelle je surmonte ce qui était autrefois une épreuve nocturne presque insupportable. Je me réveille exactement dans la même position, la même disposition d'esprit et le même état de désespoir en sursis que la veille.

Le prolongement jour après jour de cette existence de cafard finit par être intolérable même si, durant chaque nuit prise isolément, elle est gérable. Le terme de cafard est naturellement une allusion à la Métamorphose de Kafka, livre dans lequel le protagoniste découvre un matin en se réveillant qu'il s'est transformé en insecte. Le thème du roman évoque aussi bien les réactions et l'incompréhension de la famille du protagoniste que ses propres sensations, et il est bien difficile de se débarrasser de l'idée que même l'ami ou le parent le mieux disposé et le plus attentif ne pourra jamais comprendre le sentiment d'isolement et la sensation d'emprisonnement que cette maladie impose à ses victimes.

L'impuissance est humiliante même lorsqu'elle est passagère. Imaginez la réaction de l'esprit lorsqu'il prend conscience que l'impuissance humiliante de la SLA est une peine à vie (nous parlons parfois allègrement de peine de mort dans ce cas-là, mais en réalité celle-ci serait un soulagement). Le matin apporte un certain répit ! Avoir quelque chose à faire, même de purement cérébral et verbal dans mon cas, procure une diversion salutaire - ne serait-ce qu'au sens presque littéral où cela fournit une occasion de communiquer avec le monde extérieur et d'exprimer avec des mots, qui sont souvent des mots de colère, les irritations et les frustrations contenues dans l'inanition physique.

Dans cette maladie, on est conscient aussi et toujours de la nécessaire normalité de la vie des autres : leur besoin d'exercice, de distraction et de sommeil. C'est pourquoi mes nuits ressemblent apparemment à celles de n'importe qui. Je me prépare pour la nuit ; je me mets au lit ; je me lève (ou plutôt, on me lève). Mais, comme la maladie elle-même, ce qui se passe entre le coucher et le lever est incommunicable.

Je suppose que je devrais au moins trouver un semblant de satisfaction dans le fait d'avoir découvert en moi-même le genre de mécanisme de survie dont la plupart des gens n'entendent parler que dans les récits des survivants de catastrophes naturelles ou de cellules d'isolement. Et il est vrai que cette maladie possède une dimension positive : grâce à mon incapacité à prendre des notes ou à en préparer, ma mémoire - qui était déjà très bonne - s'est considérablement améliorée avec l'aide de techniques adaptées que Le Palais de mémoire de Matteo Ricci (Payot, 1986) décrit de façon si captivante par le biais de Jonathan Spence.

Mais chacun sait que les satisfactions de compensation sont fugitives. Il n'y a aucune grâce salvatrice à être confiné dans un corset d'acier, froid et implacable. Les plaisirs de l'agilité mentale sont très surestimés - j'en prends conscience à présent -, par ceux qui ne dépendent pas exclusivement d'eux. Et l'on peut dire à peu près la même chose des encouragements bien intentionnés à trouver des compensations non physiques à l'incapacité physique. De ce côté est la futilité. La perte est la perte, et l'on ne gagne rien à l'appeler d'un terme plus agréable. Mes nuits sont captivantes ; mais je pourrais m'en passer. "

Traduit de l'anglais par Gilles Berton

© The Wylie Agency, Ltd


Tony Judt

Historien et écrivain

Cet intellectuel, collaborateur régulier de la "New York Review of Books", est né en Angleterre en 1948.

Spécialiste de l'Europe, intervenant fréquemment sur Israël et l'histoire juive, il dirige l'Institut Erich Maria Remarque de l'université de New York. Dernier ouvrage paru : "Après-guerre. Une histoire de l'Europe depuis 1945" (Armand Colin, 2007)

 

lien du site: http://www.lemonde.fr/opinions/article/2010/01/16/la-maladie-ce-cauchemar_1292657_3232.html

 

 

Article paru dans l'édition du 17.01.10


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Commentaires

  • bonjour, je partage ta peine et comprends ta souffrance
    étant moi aussi dans la meme maladie, j'ai 16 et mon plus gros soucis c'est le manque de soins appropriés ici au cameroun ou du moins couteux.
    ma maman étant dans l'impossibilité de payer les soins aussi chers.
    tout ce qui me reste c'est de communiquer avec des jeunes qui ont la paralysie du torse, et des quatres membres pour se rechauffer en espérant qu'un jour, je trouverai la santé. bon courage à toi. et que le ciel nous entende.
    bob

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